La pénurie des pièces et composants impacte toutes les filières industrielles et n’épargne pas celle de la cuisine professionnelle. L’allongement vertigineux des délais de livraison et l’impossibilité de garantir un prix ferme au-delà de quelques mois donnent lieu à de multiples arbitrages.

Les pénuries créent des tensions dans la filière

On n’a jamais vu ça ! » soupire Vincent Bretonnière, le patron de Dima, entreprise lyonnaise d’installation et de maintenance des cuisines professionnelles. Sa société existe depuis plus de 45 ans mais, comme ses confrères, il se bat chaque jour pour trouver des solutions face à l’affluence de commandes. « L’activité est florissante et on ne peut pas livrer… » déplore-t-il. En cause, l’arrêt de bon nombre de chaînes de fabrication dans les usines des fabricants français et européens car elles ne peuvent plus « terminer » un four, une machine à laver la vaisselle, une armoire ou une vitrine froide, une armoire chaude… « Ils attendent de recevoir la platine ou l’évaporateur ! Mais le problème c’est que ces pièces arrivent au compte-goutte, les délais sont hallucinants ». Déjà au Sirha, il se murmurait que pour avoir un four Rational il allait falloir attendre le printemps 2022. Ce que ne confirme pas aussi précisément le fabricant allemand au discours bien rodé : « Nous mettons tout en œuvre pour retrouver au plus vite les délais de livraison rapide auxquels nous sommes habitués. Tous nos efforts se concentrent sur le maintien d’un niveau de bénéfice maximal pour nos clients utilisateurs ainsi que pour nos partenaires revendeurs… Notre production ne ralentit pas et se poursuit sur l’ensemble de notre gamme. Pour planifier nos livraisons au plus tôt, nous avons fait le choix de continuer notre production, et de compléter la fabrication de nos iCombi et iVario dès réception des composants manquants. Les livraisons ne sont ainsi pas stoppées, elles continuent, et nous enregistrons toujours une croissance qui nous permet de dépasser nos résultats des années précédentes et d’avoir un CA et résultat record en 2021… » nous a indiquée Aline Scandella, Directrice marketing de Rational France. Pour Vincent Bretonnière, « Rational a été le premier fabricant à dire la vérité mais aujourd’hui la plupart des gros industriels lui emboîtent le pas. Liebherr, Smeg, Hobart, Fagor, Friginox, sans parler des fabricants de vitrines réfrigérées… Codigel ou Froid Seda dépendent de leurs fabricants italiens. Mon entreprise, soutenue aussi par la puissance du réseau Eurochef, a les moyens de constituer un stock qui coûte cher mais que vont faire les jeunes entreprises qui n’ont pas l’assise financière nécessaire pour anticiper ? » s’interroge l’entrepreneur.

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©N. Rioux

Des délais doublés, des hausses de prix difficiles à accepter

Alexandre Davezac, Responsable technique de la Caisse des Écoles du 17e arrondissement à Paris, gère le parc matériel de 6 cuisines centrales et de 51 satellites. « C’est bien simple, les délais de livraison ont doublé. Si avant c’étaient 4 semaines, c’est 8 maintenant, et si c’étaient 8 c’est désormais 16 » indique-t-il. « À mon niveau ce sont certains achats de matériels neufs qui sont le plus impactés par les pénuries. Surtout les équipements qui nécessitent des composants électroniques. Car sur le plan des pièces détachées, traditionnelles et mécaniques, je ne rencontre pour le moment aucunes difficultés ». Son stock de pièces est assez restreint et pour l’heure il ne constate ni rupture, ni allongement des délais. Il faut dire que c’est un adepte du système D : « Si Composants Diffusion n’a pas les pièces que je recherche je passe par des revendeurs comme Sogemat ou Comptoir de Bretagne qui m’ont ouvert pas mal de portes chez des fabricants… On arrive à se débrouiller. Je suis plus inquiet pour mon plan d’investissement 2022 car je pressens des hausses de prix et il va falloir faire des choix… J’entends dire qu’il faut tabler sur +6 % mais pour le moment je n’ai eu aucunes confirmations. Je dois refaire intégralement une zone cuisson dans une cuisine centrale et il va falloir que j’anticipe aussi les commandes pour être certain qu’elle pourra être installée à la rentrée de septembre 2022… ». L’année prochaine, Alexandre Davezac envisage de s’équiper du logiciel Weikip qui va lui permettre de recevoir des alertes lorsqu’un matériel nécessite d’être remplacé. « Cet outil est complètement adapté à nos besoins, référence déjà la plupart des matériels du marché, donne le référentiel des pièces et des vues éclatées, c’est très pratique et cela permet d’anticiper les renouvellements. Cela devient encore plus essentiel à l’heure actuelle ». De son côté, Vincent Bretonnière s’inquiète aussi des projets qui risquent d’être abandonnés et des appels d’offres en souffrance : « aujourd’hui les fabricants sont incapables de nous garantir un prix ferme si l’échéance n’est pas immédiate. Comment voulez-vous que nos réponses aux appels d’offres aient du sens ? Si on répercute 3 % on n’est pas certain d’être dans les clous si le projet dépasse 6 mois. Sans compter ceux qui vont préférer abandonner leur projet parce qu’on est incapable de leur donner un délai et un prix ferme. Je peux comprendre ce que les fabricants subissent et au début je les ai beaucoup défendus mais aujourd’hui j’ai l’impression qu’il y a aussi un effet spéculation qui me dérange… ».

« EPGC nous a sauvés » !

Si la plupart des utilisateurs sont pour le moment épargnés, d’autres installateurs vivent la même situation que Dima. Chez Thermi Froid en Bretagne, Chrystele Massard, cogérante avec son époux, est formelle : « il n’y a plus de disponibilités. Sur les fours de notre fabricant allemand, on nous annonce maintenant des livraisons en mai ou juin. Il manque aussi des pièces, la platine ou les pompes… Il faut improviser tous les jours. Mais globalement c’est pareil pour d’autres constructeurs, germaniques en particulier. Alors on prend la pièce sur le matériel en stock, neuf ou d’occasion pour dépanner les clients. Heureusement qu’EPGC nous a sauvé la vie plus d’une fois pour réassortir le stock ! ». L’entreprise spécialisée dans les pièces détachées multi marques et leader des pièces détachées multisecteurs a noué depuis de nombreuses années des partenariats forts avec la plupart des fabricants. Son catalogue rassemble à la fois des pièces universelles mais aussi les pièces d’origine des constructeurs. « La situation n’est pas simple sur le plan des approvisionnements mais aussi des prix » reconnaît Matthieu Dutry, Directeur Général d’EPGC, « mais cette situation touche l’ensemble de l’industrie à des degrés divers. On sait qu’un délai peut vite devenir une rupture et il faut sans cesse prioriser. Nous avons donc pris des dispositions pour anticiper et prévoir la demande. La seule chose qui reste imprévisible ce sont les pannes… ». Grâce à des logiciels qui utilisent la prédiction via de savants algorithmes, EPGC a consolidé ses stocks pour avoir une couverture plus large que ce qu’elle avait jusque-là. « Cette stratégie va nous permettre d’avancer plus sereinement en 2022 » analyse le Directeur général qui constate les difficultés tant sur les pièces universelles que sur les pièces spécifiques. « Avec la rareté des composants mais aussi le coût de leurs transports, les prix s’envolent. Certains fournisseurs parviennent à contenir ces hausses mais d’autres nous en imputent de 10 et 20 % et ce, même sur des pièces très classiques comme des moteurs ou des ventilateurs ! Après, il faut négocier et trouver le juste compromis ». Matthieu Dutry estime que la filière de la Grande Cuisine n’est pas la plus à plaindre car ses représentants ont alerté très tôt les pouvoirs publics. « Le froid et les systèmes de réfrigération, qui sont des domaines très complexes, sont particulièrement touchés, ne serait-ce que parce que la crise sanitaire a intensifié leur activité, notamment dans l’univers médical. Il n’y a plus de stock et les marges de manœuvre sont réduites ». Une analyse que l’on pouvait également entendre sur le Sifa, le salon du Froid et de ses applications qui se tenait mi-novembre à Paris. Il s’y disait aussi que la pénurie de composants électroniques entraînait l’accélération de l’arrêt de certaines lignes de produits en fin vie, dans le but de privilégier des gammes plus récentes et innovantes. Dans le même temps, des fabricants aux origines plus exotiques n’hésiteraient pas à se fournir sur des marchés parallèles, sans aucune garantie sur la provenance et la fiabilité des pièces qui s’y écoulent...

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©N. Rioux
Les stocks de pièces détachées se vident et le réassort fait souvent appel au système D !

Les fabricants ne peuvent pas tout absorber

Pierre Marcel, Président du Syneg, défend avec vigueur la position des fabricants qu’il représente : « la situation est très compliquée mais il est évident que nous ne pouvons pas absorber l’intégralité des hausses des coûts d’approvisionnements. En un an, l’acier a connu une hausse de +70,3 %. Du jamais vu ! Je le dis haut et fort, il n’y a ni spéculation, ni priorités particulières chez les fabricants car si nous en faisions nous mettrions en péril nos activités et celles des installateurs avec lesquels les fabricants travaillent majoritairement. En revanche les réseaux d’installateurs doivent avoir la capacité de répercuter une partie des hausses chez leur client et nous constatons malheureusement qu’ils semblent un peu démunis sur le plan juridique pour imposer ces augmentations. À partir du moment où leurs marges sont en péril, ils doivent utiliser les outils juridiques qui existent pour faire entendre leur voix. Il est interdit de vendre à perte. Il existe des clauses légales qui permettent d’imposer une révision des prix, notamment auprès des grands comptes. À défaut, on assistera à une fragilisation excessive de ces réseaux, ce qui mettra toute la filière en danger… Aujourd’hui plus que jamais, nos relations commerciales doivent rester solidaires. »

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